Observations cliniques complexes en acupuncture

Robert Hawawini

Observations cliniques complexes en acupuncture

Résumé : La présence clinique d’un patient nous éloigne parfois fortement des cadres théoriques simples décrits dans les livres. C’est qu’une maladie (bing) est un assemblage complexe de syndromes (zheng) multiples et parfois contradictoires, constamment en mouvement et en transformation, qui ne peut être décrit dans aucun ouvrage. Pourtant, nous devons assimiler tous les syndromes pour savoir aller au-delà d’eux, afin d’arriver à l’un (yi), le fondamental (ben) qui donne la clé du diagnostic et du traitement. C’est ce que nous allons présenter dans trois observations associant la complexité des manifestations au choix de la priorité de traitement qu’il a fallu décider. Mots clés : acupuncture – observations cliniques – syndromes (zheng) – maladie (bing).

 

Summary: The clinic with a patient sometimes keeps us highly simple theoretical frameworks described in the books. It is an illness (bing) is a complex assemblage of multiple syndromes (zheng), and sometimes contradictory, constantly moving and processing, which can not be described in any work. Yet we must assimilate all the syndromes to know to go beyond them, to arrive at a (yi), the fundamental (ben) which gives the key to diagnosis and treatment. This is what we will present in three cases involving the complexity of events to choose the priority treatment that had to decide. Keywords: acupuncture - clinical observations - syndromes (zheng) - illness (bing).

Introduction

La présence clinique d’un patient nous éloigne parfois fortement des cadres théoriques simples décrits dans les livres. C’est qu’une maladie (bing) est un assemblage complexe de syndromes (zheng) multiples et parfois contradictoires, constamment en mouvement et en transformation, qui ne peut être décrit dans aucun ouvrage. Pourtant, nous devons assimiler tous les syndromes pour savoir aller au-delà d’eux, afin d’arriver à l’un (yi), le fondamental (ben) qui donne la clé du diagnostic et du traitement, en suivant Laozi dans le traité du Daodejing : « Le dao engendre l’Un. Un engendre Deux. Deux engrendrent Trois. Trois, les dix mille êtres. » Passer des dix milles êtres, la multitude des signes et symptômes, à l’Un, le fondement (ben) de la maladie, est l’unique garant d’un résultat positif et stable à long terme. Cela ne se fait pas en un seul jour… ni parfois en une seule séance. Dans l’état d’ignorance du constant débutant qui nous anime, nous considérons que c’est le travail de toute une vie. Nous présentons ici trois observations qui nous ont donné du « fil à retordre », autant dans l’établissement du diagnostic fondamental (ben) que dans le choix de la priorité de traitement.

Première observation : asthme

Physiologie et physiopathologie générale de l’asthme         

- En MC, l’asthme est xiaochuanxiao est le sifflement et chuan la dyspnée. Xiao authentifie la présence de Mucosités (tan).

-Le Poumon stocke et diffuse le qi, qu’il abaisse. La Rate transforme-transporte (yunhua) l’acquis du Ciel postérieur (houtian), comprenant le qi, le xue et Liquides organiques (jinye) ; abaisse l’impur (zhuo) dans les Orifices du bas (xiaqiao) et élève le pur (qing) dans les Orifices du haut (shangqiao); coopère avec l’inné des Reins. Le Foie assure la libre circulation (shuxie) du qixue. Les Reins thésaurisent le jingyin et le jingyang inné du Ciel antérieur (xiantian) et coopèrent avec la Rate. Le Cœur est le maître des émotions (zhi) et sentiments (qing).

- La Source des Mucosités-Glaires (tanyin) est la Rate dont le Vide de qi et/ou de yang altère sa fonction de transformation-transport (yunhua), ce qui ne permet plus l’élimination de l’Humidité qui stagne et se transforme en tanyin. L’accumulation de Mucosités dans le Poumon est consécutive à son qi insuffisant qui ne permet plus sa diffusion. Au lieu de monter le pur dans le Réchauffeur supérieur, la Rate ascensionne l’impur des tan qui s’accumulent dans le Poumon à cause de son Vide de qi. L’asthme a donc pour fondement (ben) un Vide de qi du Poumon. En ce qui concerne les tanyin, comme on ne peut séparer le déséquilibre du Poumon de celui de la Rate, on ne peut le faire non plus entre l’acquis de la Rate et l’inné des Reins. Poumon, Rate et Reins sont donc étroitement liés dans la physiopathologie de l’asthme. Des formes Plénitudes externes dues à l’Humidité-Froid ou l’Humidité-Chaleur, en passant dans la forme intermédiaire, jusqu’à la forme extrêmement Vide des Reins qui ne reçoivent pas le qi et responsables de l’asthme à dyspnée continue, les trois zang cités sont constamment engagés.

- En pratique clinique, nous constatons que les choses sont plus compliquées car l’aggravation et/ou le déclenchement des crises par les facteurs émotionnels démontrent que le Foie est impliqué ; d’une part, en dysharmonie Foie et Rate ; d’autre part, en contre-attaque du Foie sur le Poumon.

- Quand au Cœur, non seulement il est cause de l’état de mal asthmatique avec les Reins mais, de plus, il est forcément impliqué dans les déséquilibres émotionnels avec les autres zang. C’est ce dernier aspect que nous allons considérer ici.

- Finalement, tout ceci ne fait que démontrer la complexité physiopathologique de l’asthme qui implique l’ensemble des zang à des degrés divers.

Description                                                        

Il y a deux ans, un homme de 47 ans a fait un accident vasculaire cérébral qui a entièrement régressé. Il souffre d’un asthme ancien, bien équilibré par la Ventolline, qui se manifeste par des crises diurnes, subaiguës, aggravées à l’effort, empêchant de le poursuivre convenablement, avec essoufflement. Le temps froid et humide et les troubles émotionnelsdéclenchent et aggravent aussi l’asthme qui se manifeste par une dyspnée asthmatiforme avec sifflement et expectoration de glaires blanches. Ses autres symptômes sont : agitation mentale marquée, rires excessifs, anxiété et angoisse, rumination et obsessions, hyperémotivité, sommeil de courte durée, parfois oppression thoracique, alternance de l’humeur avec abattement et tristesse ou hyperactivité, s’énerve vite et devient irritable, moments de fatigue, selles molles, ballonnement, maintenant crainte du temps humide et froid avec sensation de lourdeur du corps, extrémités froides aggravées par le temps humide et froid, parfois pieds chauds et brûlants, ne supporte pas la chaleur. Le pouls droit est xian (tendu), hua (glissant) et ru (mou) sur la Barrière et le Pied ; chen (profond) et xi (fin), xian (tendu) et hua (glissant) sur le Pouce. Le pouls gauche esthua (glissant) et ru (mou) sur la Barrière, hua (glissant) sur le Pouce, un peu plus chen (profond) et xi (fin) sur le Pied. La langue est grosse jusque sur la zone antérieure et la pointe, pâle, humide, l’enduit est blanc-gris humide, il existe quelques points rouges sur la pointe et les bords et des taches mauves postérieures (veines sous-linguales gonflées). La carrure du patient est forte.

Diagnostic                                                         

- Le diagnostic de xiaochuan ne pose pas de problème car il est déjà fait par la médecine scientifique : dyspnée asthmatiforme avec sifflement, essoufflement, expectoration de glaires sont suffisamment parlants.

- Aggravation par le temps froid et humide, crainte de ce temps avec sensation de lourdeur du corps et extrémités froides, montrent que l’Humidité-Froid s’accumule dans la Rate.

- Moments de fatigue, selles molles et ballonnement sont en rapport avec le Vide de qi de Rate qui est la cause de l’Humidité-Froid et de la production de Mucosités blanches.Anxiété, rumination et obsessions sont des manifestations émotionnelles dues aussi au Vide de qi de Rate.

- Agitation mentale marquée, rires excessifs, anxiété et angoisse, hyperémotivité, sommeil de courte durée ; ces symptômes traduisent l’atteinte du Cœur en état de Chaleur dans ce contexte ; qui plus est, leur importance montre que des Mucosités stagnent dans le Cœur.

- Parfois oppression thoracique, alternance de l’humeur avec abattement et tristesse ou hyperactivité orientent sur la Stagnation du qi du Foie qui peut être la cause du déclenchement et de l’aggravation de l’asthme par les émotions.

- S’énerve vite et devient irritable peut traduire autant la Stagnation du qi du Foie que l’élévation du yang du Foie dans ce contexte de Chaleur. 

- La chaleur qui n’est pas supportée et l’intermittence des pieds chauds et brûlants sont dusau Vide de yin des Reins.

- Le pouls xian (tendu) montre la participation du Foie dans cet asthme, des Mucosités aussi ; hua (glissant) et ru (mou) sont signes d’Humidité et de Mucosités ; hua (glissant) sur le Pouce gauche est en rapport avec les Mucosités qui stagnent dans le Cœur ; un peu plus chen (profond) et xi (fin) sur le Pied gauche peut orienter sur le Vide de yin des Reins. Nous accordons une place particulière au pouls du Pouce droit car il traduit le mélange du Vide de qi et de la Plénitude des Mucosités dans le Poumon : chen (profond) et xi (fin), il s’agit du fondement (ben) de Vide ; xian (tendu) et hua (glissant), il s’agit de l’apparence (biao) de Plénitude.

- La langue grosse et humide jusque sur la zone antérieure et la pointe est en rapport avec la stagnation d’Humidité et l’accumulation de Mucosités dans les Trois Réchauffeurs, incluant donc le Poumon et le Cœur ; pâle, il s’agit du Vide de qi de Rate ; l’enduit blanc-gris humide signe l’Humidité-Froid et les Mucosités ; les points rouges sur la pointe sont dus à la Chaleur du Cœur et,sur les bords, à l’élévation du yang du Foie ; les taches mauves postérieures sont associées à la Stase de Sang.

- Au total, l’ensemble des zang est impliqué dans cet asthme dont la forme essentielle est une Plénitude : celle des manifestations, du pouls et de la carrure. Il s’agit de ce que le suwen appelle une « direction correcte » de bon pronostic. En état préalable de Vide de qi, le Poumon ne peut évacuer les tan, qi impur qu’il reçoit de la Rate ; elle-même envahie par l’Humidité-Mucosités-Froid consécutivement à son propre Vide. On ne peut affirmer que la Rate soit en Vide de yang, peut être d’une manière débutante pour les Reins. Le Cœur reçoit aussi les Mucosités à cause de l’importance des troubles émotionnels et de la pointe gonflée. La Chaleur du Cœur associée au Vide de yin des Reins oriente vers un Cœur et Reins n’ont pas d’échanges, auquel participe l’élévation du yang du Foie. Quant à la Stagnation du qi du Foie, elle s’est transformée en Stase de Sang, ce qui explique pourquoi la langue a des taches mauves. Cette Stagnation gène la fonction de transformation-transport de la Rate, ce qui aggrave d’autant la stagnation d’Humidité et l’accumulation des Mucosités. Si la Rate reste bien la source production de l’Humidité et des Mucosités, elle dépend aussi du Foie pour monter le pur et mobiliser Humidité et Mucosités. On peut dès lors qualifier cette observation de forme complexe.

Premier traitement et évolution

Introduction            

Une situation complexe dece type nécessite de « ratisser large », c'est-à-dire de traiter tous les syndromes sans tenir compte du nombre d’aiguilles. La seule préoccupation est de soulager le patient. Il faut donc : régulariser le qi du Poumon, mobiliser le qi et le sang, clarifier la Chaleur du Cœur et du Foie, chasser les Mucosités du Cœur et les transformer, renforcer le qi et le yang de la Rate pour l’aider à éliminer l’Humidité et transformer les Mucosités, renforcer le yang inné des Reins pour soutenir celui de la Rate, nourrir le yin. Les fonctions des points sont censées être connues.

Points et associations de points

- La manipulation est une harmonisation du premier groupe de points, une dispersion des deuxièmes et troisièmes groupes et de fenglong 40E, une harmonisation avec réchauffement des quatrièmes et cinquièmes groupes, une tonification du sixième groupe.

- Feishu 13V, zhongfu 1P, tanzhong 17RM, taiyuan 9P : régularisent le qi du Poumon pour l’aider à pourvoir à sa fonction d’abaissementafin de chasser l’impur des Mucosités et traiter la dyspnée.

- Geshu 17V, hegu 4GI, taichong 3F : mobilisent la Stagnation du qi du Foie et la Stase de Sang, ce qui libère la fonction de transformation-transport de la Rate ; l’aide à chasser l’Humidité, transformer les Mucosités, ascentionner le pur et calmer les sentiments pathologiques.

- Jianshi 5MC, shenmen 7C, shenting 24DM : chassent les Mucosités du Cœur, clarifient sa Chaleur, calment l’Esprit et apaisent les émotions.

- Fenglong 40E : transforme les Mucosités.

- Pishu 20V, zusanli 36E à gauche, yinlingquan 9Rte à droite, zhongwan 12RM : renforcent le qi et le yangacquis de la Rate pour l’aider à chasser l’Humidité-Froid et transformer les Mucosités. L’harmonisation tient compte du fait que l’Humidité-Froid est une Plénitude associée à un Vide de qi.

- Guanyuan 4RM, qihai 6RM : renforcent le yang inné des Reins ce qui soutient celui de la Rate.

- Taixi 3R, zhaohai 6R : nourrissent l’Eau yin des Reins, ce qui rétablit l’échange avec le Feu du Cœur.  En période de chaleur des pieds nous piquons les deux points, sinon, taixi 3R seul.

Évolution

Le patient a été suivi toutes les deux semaines sur plus d’un an, ce qui, en termes de fréquence, est insuffisant. L’amélioration a signifié, soit la réduction significative des crises d’asthme ne nécessitant pas la prise de médicament, soit leur cessation pendant une période et, en tous les cas, une tolérance à l’effort qui devient possible sans traitement médicamenteux. Les périodes de réduction de l’asthme sans cessation coïncident clairement avec le regain de temps humide et froid, région dans laquelle nous exerçons. Mais une fréquence aussi espacée ne permet pas une guérison à long terme ni, au moins, une cessation totale des crises entre deux séances.

Deuxième traitement et évolution

Introduction

Cette histoire clinique se déroule en deux temps car, soudainement, lors d’un choc émotionnel important entraînant ruminations et obsessions, le patient récidive et le traitement précédent ne donne plus aucun résultat. Cette évolution nous conforte dans l’idée que le facteur psychique est important dans cet asthme et qu’il nécessite d’être pris isolément en compte. La règle à appliquer en cas d’épisode aigu survenant sur une maladie chronique est de traiter cet épisode prioritairement, qu’il soit d’origine externe ou interne, physique ou psychique, comme c’est le cas ici. Nous nous adressons alors à la formule du choc psychologique aigu, décrite dans plusieurs de nos ouvrages. Dans ce cas, on considère qu’il faut traiter prioritairement le yi (intention, pensée), Esprit Viscéral(shenzang) de la Rate qui représente le Centre (zhong), ce qui régule tous les autres shen pour calmer l’Esprit. Cette façon d’agir permet de mobiliser les images mentales fixées, causes de souffrance. On raisonne comme si la Rate était en Vide. Cette indication peut s'élargir encore au traitement symptomatique de la rumination mentale.

Formule                      

- La manipulation est une harmonisation.

-Shaofu 8C et dadu 2Rte à gauche, yinbai 1Rte et dadun 1F à droite : technique dite des 4 aiguilles[1] utilisant les points principaux (ben), agissant comme s'ils tonifiaient la Rate, ce qui calme le yi. Shaofu 8C est le point ben-Feu du Cœur qu'il tonifie ; dadu 2Rte est le point rong-Feu, mère de la Terre, tonifiant annuel, qui transfère l'Énergie de la mère, le Cœur, à son fils, la Rate ; dadun 1F est le point ben-Bois du Foie qui le disperse afin de l'empêcher d'attaquer la Rate ; yinbai 1Rte est le point jing-Bois de la Rate qui la protège de l'attaque du Bois du Foie. Bien qu'il y ait tonification et dispersion, dans ce cas, il suffit d'harmoniser tous les points ; ceux qui sont censés tonifier, à gauche, et ceux qui sont censés disperser, à droite.

-Shenmen 7C, shenting 24DM et/ou renzhong 26DM : calment l'Esprit. Le traitement du shen doit systématiquement être associé à celui d’un shenzang.

- Zusanli 36E à gauche et zhongwan 12RM : harmonisent laRate et l'Estomac, ce qui ramène au Centre, régularise les mouvements verticaux de montée du pur et de descente de l'impur, et calme l'Esprit.On se sert de la fonction de « fermeture » de l’Estomac du yangming, riche en Sang et en qi. En renforçant le qixue, on ferme le corps à l’influence néfaste des pervers externes et des sentiments internes, ce qui favorise l’ancrage des shenzang.

- Fenglong 40E à droite : transforme les Mucosités.

- Geshu 17V : régularise le Sang ce qui favorise l’ancrage des benshen.

- Ganshu 18V : mobilise la Stagnation du qi du Foie.

Évolution

Utiliséesur quelques séances, cette formule a la double utilité de calmer les ruminations et obsessions, et de stopper les crises d’asthme, ce qui montre encore une fois l’importance des troubles émotionnels dans cette affection. Mais à un moment ou un autre, le traitement de fond doit être repris en alternance. Le patient est maintenu ainsi depuis plusieurs années.

Deuxième observation : lombarthrose et neuropathie périphérique

Physiopathologie du syndrome rhumatismal (bizheng) et du syndrome de paralysie (weizheng)

- La force et le mouvement harmonieux du qixue, l’équilibre du yin-yang, la solidité des zangfu, toutes ces qualités font la santé et la longévité de l’homme.

- Le bizheng est consécutif à une attaque par le Vent (douleur erratique), le Froid (douleur aiguë) et l’Humidité (douleur sourde et fixe) avec prédominance de l’un d’entre eux. Au début, il s’agit des formes Plénitudes externes qui stationnent dans les méridiens où le zhengqi lutte contre le xieqi. Ensuite, quand le qixue s’affaiblit, les pervers entrent en profondeur pour former les formes internes Vides des Viscères (zang) : Vide de yang (Reins), Vide de yin (Foie et Reins), Vide de Sang (Rate). Cependant, le Froid, le Vide de yang du dumai et des Reins plus exactement, reste le fondement (ben) du bizheng. En cas d’atteinte interne, Vent, Froid et Humidité s’additionnent aux Vides des zang.

- Le weizheng est originellement une maladie de Chaleur, même si le Froid peut être présent. Normalement, le yangming produit le qixue avec la Rate et régit les quatre membres. Quand la Rate est Vide, quand l’Estomac est en excès de Chaleur, le ying (nutritif) yinest insuffisamment produit et le wei(défensif) yang devient en excès. Les quatre membres ne sont plus alimentés correctement, le yang prédomine, ce qui consume les tissus et conduit à la paralysie. Il existe un wiezheng par zang décrit dans le suwen, 44.

- La hernie hiatale est assimilée à une obstruction du thorax (xiongbi) dont le mécanisme principal est l’association de deux Plénitudes, la Stase de Sang et l’obstruction des Mucosités, associées à deux Vides, de qi et de yang ; le Vide de yin étant souvent présent. Le xiongbi est lié à un défaut de propulsion du Sang dans le thorax et se traite toujours au Cœur, à son Enveloppe et aux zangfu digestifs.

Description

Une femme de 72 ans, obèse, consulte pour une lombarthrose importante depuis des années. La douleur lombaire est en barre, entre L2 et L4, plus ou moins toujours présente, aggravée à la station debout, en se relevant et à la marche, pas la nuit ni au repos ; elle irradie sur les deux fesses et sur le côté de la cuisse gauche. Il existe aussi une neuropathie périphérique des deux membres inférieurs, depuis un an, axée surtout sur les troubles sensoriels subjectifs : paresthésies, sensation de pieds en chaussettes et froids quand il fait froid, serrement des jambes et des pieds, douleur sous les pieds. Il n’y a ni amyotrophie ni hyposensibilité ni de perte de force musculaire. Les autres symptômes sont : abattement, tristesse, digestion lente, selles molles, bouche et gorge sèche avec soif, froid et crainte du froid, asthénie avec essoufflement important d’effort. Dans les antécédents, on note une maladie de Hashimoto, il y a 20 à 25 ans, nécessitant la prise de 125 mg de Lévothyrox ; une cervicarthrose aggravée par le froid. Le pouls est xian (tendu), ru (mou), chen (profond) et xi (fin) aux Pieds. La langue est grosse, rose-rouge, avec un enduit blanc épais et des taches mauves postérieures.

Diagnostic

- D’emblée, l’arthrose cervicale et lombaire évoque un syndrome rhumatismal (bizheng) dont le fondement est un Froid-Vide.

- Abattement et tristesse montrent la Stagnation du qi du Foie.

- Digestion lente et selles molles sont en faveur d’un Vide de qi de Rate.

- Bouche et gorge sèche avec soif, froid et crainte du froid, lombalgie, extrémités froides, tous ces symptômes signent les Vides de yin et de yang des Reins.

- L’asthénie avec essoufflement important d’effort oriente sur le Vide de qi de Rate et de yang des Reins.

- L’obésité favorise la présence de Mucosités.

- Les signes neuropathiques sont en faveur d’un syndrome de paralysie (weizheng) débutant, puisqu’il n’y a ni amyotrophie ni hyposensibilité ni perte de force musculaire. Le bizheng peut évoluer vers un weizheng comme c’est le cas ici.

- Le pouls xian (tendu) montre la participation du Foie et la présence du Vent, composante du bizheng ; ru (mou), il signe l’Humidité favorisée par le Vide de qi de Rate ; chen (profond) et xi (fin) aux Pieds, est significatif des Vides de yin et de yang des Reins. Le pouls ru (mou) de l’Humidité associée au Vide de qi de Rate et au Vide de yang des Reins, oriente fortement sur l’Humidité-Froid qui entrave la Rate.

- La langue grosse signifie l’Humidité et les Mucosités ; rose-rouge, la Chaleur, que peut expliquer le weizheng débutant ; l’enduit blanc épais est signe de Froid important ; les taches mauves postérieures orientent sur la Stase de Sang.

- Au total, il s’agit d’un bizheng essentiellement lombaire évoluant en weizheng. Il y a donc Vent-Froid-Humidté avec Vides de yin et de yang des Reins. Le Vide de yang des Reins associé ici à l’Humidité-Froid de la Rate, caractérise le bizhengdont le fondement est le Froid, tandis que le Vide de yin des Reins évolue vers le weizheng qui est une maladie de Chaleur.

Premier traitement et évolution

Le traitement donne la priorité au bizheng qui est apparu en premier, il tient compte de tous les syndromes.

- La manipulation est une dispersion du premier groupe de points et de fenglong 40E, une harmonisation avec réchauffement des deuxièmes, troisièmes, quatrièmes et cinquièmes groupes et de fengfu 16DM, une tonification de taixi 3R.

-Geshu 17V, ganshu 18V : mobilisent la Stagnation de qi et la Stase de Sang, et chassent le Vent.

-Shenshu 23V, mingmen 4DM, yaoyangguan 3DM : tonifient le yang inné des Reins, ce qui soutient l’acquis de la Rate.

-Dachangshu 25V, ciliao 32V : complètent les points précédents pour réchauffer la zone lombo-sacrée.

- Pishu 20V, zusanli 36E : tonifient le yang acquis de la Rate pour l’aider à chasser l’Humidité-Froid et transformer les Mucosités.

-Yanglingquan 34VB, xuanzhong 39VB : ces deux points hui renforcent les tendons, les muscles et la moelle, ce qui complète les actions précédentes.

Fengfu 16DM : action locale sur la zone cervicale.

-Fenglong 40E : transforme les Mucosités.

-Taixi 3R : tonifie l’Essence des Reins et nourrit le yin.

Après huit séances à raison de deux séances par semaine pendant deux semaines, puis une séance par semaine, la douleur lombaire a complètement régressé, la cervicalgie aussi, de même que la sensation de froid et les troubles sensoriels. Néanmoins, le serrement des jambes survient encore d’une manière intermittente toute une journée. Pensant à une Stase de Sang résiduelle, nous remplaçons taixi 3R par les points suivants en harmonisation : xuehai 10Rte, sanyinjiao 6Rte, weizhong 40V, chengshan 57V.  Mais aucune amélioration n’est obtenue.

Second traitement et évolution

En discutant, la patiente signale que l’essoufflement d’effort est toujours présent et qu’il est du à une importante hernie hiatale refoulant les poumons, survenue avant la lombarthrose. C’est alors que nous pensons à traiter prioritairement la hernie hiatale, en tant que xiongbi, pour faire régresser le serrement des jambes et l’essoufflement. Normalement et puisque la hernie a débuté avant l’arthrose, ce que nous ne savions pas, nous aurions du traiter celle-là prioritairement.

- La manipulation est une dispersion des trois premiers groupes de points, de fenglong 40E et baihui 20DM ; une harmonisation avec réchauffement des quatrièmes et cinquièmes groupes ; une tonification de sanyinjiao 6Rte.

-Xinshu 15V, jueyinshu 14V, juque14RM, tanzhong 17RM : la puncturebeishu-mu du Cœur et de son Enveloppe, les régularise pour mobiliser la Stase de Sang du thorax.

-Neiguan 6MC, taichong 3F : ouvrent la poitrine pour compléter le traitement du xiongbi et mobilisent la Stagnation du qi du Foie.

-Geshu 17V, xuehai 10Rte : mobilisent la Stase de Sang.

-Shenshu 23V, mingmen 4DM, guanyuan 4RM, qihai 6RM : tonifient le yang inné des Reins et soutiennent l’acquis.

-Zusanli 36E, zhongwan 12RM : tonifient le qi et le yang acquis de Rate afin de nourrir l’inné et d’aider la Rate à chasser l’Humidité et transformer les Mucosités.

-Fenglong 40E : transforme les Mucosités.

-Baihui 20DM : calme l’Esprit.

-Sanyinjiao 6Rte : nourrit le yin des Reins et tonifie le qi de la Rate pour compléter les actions précédentes.

Après six séances à une semaine d’intervalle, l’essoufflement d’effort a bien diminué, ce que nous attribuons à la descente de la hernie hiatale et bien que cet aspect demande à être vérifié par une fibroscopie. Cependant, aucune amélioration n’est obtenue pour le serrement des jambes. Nous avons suivi cette patiente toutes les deux semaines pendant une longue période, puis, elle décida que l’amélioration lui suffisait comme ça. Nous n’avons pas eu de ses nouvelles à long terme.

Troisième observation : rhumatisme (bizheng) lombaire dû au Vent, au Froid et à l’Humidité.

Physiopathologie du bizheng (syndrome rhumatismal)

- Le bizheng est du à l’attaque des pervers externes du Vent (feng), du Froid (han) et de l’Humidité (shi) avec prédominance de l’un ou de deux d’entre eux.

- Normalement le weiyangdéfensif circule à l’extérieur des méridiens et le yingyin nutritif, à l’intérieur. Suite à l’attaque des pervers externes, le wei rentre dans les méridiens avec le fenghanshi, tandis que le ying en sort, ce qui est considéré comme un contre-courant (qini) et une atteinte du Sang puisque, par analogie au yin, c’est l’intérieur des méridiens. Ceci justifie que le bi soit considéré comme une obstruction du Sang dont le principal symptôme est la douleur.

- Quelle que soit l’atteinte du bizheng, superficielle des méridiens, profonde des zang ou après transformation en Chaleur, le Froid reste le fondement du bi, notamment le Vide de yang du dumai et des Reins.

Description

Un homme de 50 ans a fait un infarctus du myocarde pour lequel il a ensuite été posé un stent. Depuis quelques mois, le patient a une apnée du sommeil appareillée. Il consulte pour une lombalgie survenant sur une lombarthrose avec des becs de perroquet. Le principal climat aggravant est l’Humidité-Froid, la station debout prolongée et certains efforts de mouvement réveillent encore la douleur. Ses autres symptômes sont : anxiété, angoisse, inquiétude, rumination, troubles du sommeil avec réveils nocturnes, perte de mémoire, moments d’abattement dépressif favorisés par l’exacerbation de la douleur, soupirs, digestion lente et difficile avec selles molles, ballonnement, crainte du froid et particulièrement du temps humide et froid, extrémités froides, raclement de la gorge. Le pouls est xian (tendu), ru (mou), chen (profond) et xi (fin) sur les Pieds. La langue est grosse, humide, pâle, avec un mince enduit blanc sur la racine, une pointe rouge et des taches mauves postérieures.

Diagnostic

- Le diagnostic de douleur survenant sur un bizheng de l’Humidité-Froid est facile à faire d’autant plus que le diagnostic radiologique a été fait par la médecine occidentale. Comme il y a des becs de perroquets, la présence de Mucosités-Glaires est certifiée, ce qui est aussi confirmé par l’athérosclérose coronaire, l’apnée du sommeil et le raclement de la gorge.

- Anxiété, angoisse, inquiétude, rumination, troubles du sommeil avec réveils nocturnes, perte de mémoire ; tous ces symptômes peuvent être associés au Cœur, en Vide de yin dans ce contexte.

- Angoisse, moments d’abattement dépressif favorisés par l’exacerbation de la douleur et soupirs sont dus à la Stagnation du qi du Foie.

- Rumination, digestion lente et difficile avec selles molles et ballonnement, ces symptômes proviennent d’un Vide de qi de Rate.

- Crainte du froid et particulièrement du temps humide et froid, et extrémités froides, ces manifestations montrent le Vide de yang des Reins associé à l’Humidité-Froid qui entrave la Rate.

- Le pouls xian (tendu) confirme la présence du Vent et de la Stase de Sang que l’on retrouve sur la face postérieure de la langue.

- La langue grosse et humide avec un mince enduit blanc, le pouls chen (profond) et ru (mou) ; ces arguments sont en faveur de l’Humidité-Froid de la Rate. Malgré la présence de Mucosités, nous n’avons pas retrouvé de pouls hua (glissant).

- La langue pâle, l’enduit blanc, le poulschen (profond) et xi (fin) sur les Pieds ; ces signes orientent sur le Vide de yang des Reins associé.

- Le pointe de la langue rouge montre la Chaleur-Vide du Cœur, bien que n’ayons pas retrouvé des symptômes de Vide de yin des Reins avec Cœur et Reins n’ont pas d’échange.

- Au total, il s’agit bien d’un bizheng du au Vent, au Froid et à l’Humidité avec prédominance des deux derniers. Les becs de perroquet et l’antécédent d’infarctus confirment la présence de Mucosités ; il peut donc s’agir d’un gubi ou rhumatisme des os dû principalement à l’Humidité-Mucosités-Froid.

Premier traitement et évolution

Le premier traitement a considéré le bizheng : chasser le Vent, réchauffer le Froid, éliminer l’Humidité, transformer les Glaires, mobiliser le Sang et nourrir l’Essence. Le Cœur a été négligé.

- La manipulation est une dispersion du premier groupe de points et de fenglong 40E ; une harmonisation avec réchauffement des deuxièmes, troisièmes, quatrièmes groupes de points et de yanglingquan 34VB ; une tonification de taixi 3R.

-Geshu 17V, ganshu 18V : chassent le Vent et mobilisent le Sang.

-Zusanli 36E, pishu 20V : renforcent le qi et le yangacquis de la Rate pour l’aider à chasser l’Humidité-Froid et transformer les Mucosités.

-Shenshu 23V, mingmen 4DM, yaoyangguan 3DM : tonifient le yanginné des Reins, ce qui soutient le yangacquis de la Rate, renfoce le dumai et traite localement la lombalgie en chassant l’Humidité-Froid.

-Dachangshu 25V, ciliao 32V : traitent localement la douleur en favorisant l’élimination de l’Humidité-Froid.

- Yanglingquan 34VB : réunion des tendons et des muscles (jinhui) qu’il réchauffe pour favoriser l’élimination de l’Humidité-Froid.

-Fenglong 40E : transforme les Mucosités.

-Taixi 3R : nourrit le yin des Reins et renforce l’Essence, ce qui soutient le yang.

Le patient a bénéficié de quelques séances à une semaine d’intervalle puis toutes les deux semaines pendant tout un printemps. Après une amélioration de quelques mois, une récidive survient le mois de septembre suivant et le même traitement appliqué devient inefficace.

Second traitement et évolution

Devant l’antécédent d’infarctus du myocarde et bien que le patient ne souffre d’aucune douleur thoracique, il est évoqué la présence d’un xiongbi demandant un traitement prioritaire. En effet, selon le suwen, 65 et le lingshu, 25, nous devons tenir compte de la maladie apparue en premier ainsi que du premier déséquilibre du yin-yang et du qixue qui influence tous ceux apparus ensuite. Rappelons que les deux mécanismes fondamentaux du xiongbi sont la Stase de Sang et l’obstruction par les Mucosités, sous-tendues par le Vide de qi et de yang. Ceci implique les zang thoraciques comprenant le Cœur et son Enveloppe, et abdominaux, impliquant la Rate, les Reins et le Foie. Si suffisamment de qixue est bloqué au thorax, il ne peut pas être mobilisé ailleurs.

- La manipulation est une dispersion de tous les points jusqu’au fenglong 40E, une harmonisation et un réchauffement des points agissant sur la Rate et les Reins, une tonification de sanyinjiao 6Rte.

-Jueyinshu 14Vet tanzhong 17RM, xinshu 15V et juque14RM : les deux beishu-mu du Cœur et de son Enveloppe, régularisent le qi, le xue, le yin et le yang, ce qui aide à la mobilisation des stases.

- Neiguan 6MC, taichong 3F : ouvrent le thorax, mobilisent la Stagnation du qi du Foie et clarifient sa Chaleur.

-Geshu 17V : mobilise la Stase de Sang.

-Fenglong 40E : transforme les Mucosités.

-Shenshu 23V, mingmen 4DM, guanyuan 4RM, qihai 6RM, zusanli 36E : tonifient le yang de la Rate et des Reins, c'est-à-dire l’acquis et l’inné, ce qui permet à la Rate de chasser l’Humidité et de transformer les Mucosités, et aux Reins de soutenir la Rate et de renforcer le dumai.

- Sanyinjiao 6Rte : tonifie le qi de la Rate, nourrit le jing et le yin des Reins.

Le patient a été soigné toutes les deux à trois semaines en période hivernale. Cette fois-ci le résultat est rapide, tant sur la douleur que sur l’état général, avec maintien du résultat plusieurs mois après la fin du traitement. Notons encore qu’une douleur de l’épaule droite a essayé d’être traitée localement sans résultat ; elle a cédé par le traitement du xiongbi !

Conclusion

Nous ne pouvons nier l’intérêt intellectuel qu’une telle démarche diagnostique et thérapeutique anime et comment justifie-t-elle notre désir de toujours pousser plus loin notre compréhension des mécanismes physopathologiques de la médecine chinoise. Cependant, nous passons cet intérêt après celui du patient, conscient que le soulagement de sa souffrance est la finalité de notre lien avec lui.

 Dr Robert Hawawini 

Conflit d’intérêts : aucun

  



[1] Rapporté par Borsarello Jean-François, Duron André, Faubert André, Laville-Méry Charles.

Pourquoi y-a-t-il encore une médecine traditionnelle chinoise et plus de physique traditionnelle chinoise ?

 

Il s’est construit en France le mythe d’une médecine chinoise qui serait une sorte d’antithèse de la médecine occidentale. Ce mythe s’est largement implanté ensuite dans le monde occidental. La conséquence principale est une disjonction avec la science et la fabrication d’un discours fondé sur le présupposé d’une altérité fondamentale, la médecine chinoise étant irrémédiablement ancrée dans l’écriture, la langue et la pensée chinoise. Cette culturisation et déscientifisation ouvre largement la voie à une emprise ésotérique[1]. Un glissement de sens est opéré entre la « médecine traditionnelle chinoise » (MTC) et les « médecines traditionnelles », puis vers les « sciences traditionnelles ». Le glissement se fait sur le terme « tradition » qui dans les trois expressions a des sens différents. Dans MTC, « tradition » est utilisé dans un sens neutre de simple continuité historique[2], dans « médecines traditionnelles » il implique une césure avec la modernité occidentale[3] et dans « sciences traditionnelles » il fait directement référence aux sciences ésotériques et occultes comme l'astrologie, l'alchimie ou encore la magie[4]. Ces « sciences traditionnelles », image inversée de la science moderne n’ont en tant que telles aucune réalité historique ou philologique en Chine comme en Occident[5]. La médecine chinoise est ainsi amalgamée dans une construction ésotérique occidentale.

 La tradition scientifique chinoise

 Il est très largement établi que la Chine ancienne a produit un important corpus scientifique dans tous les domaines (mathématique, astronomie, physique, chimie, botanique, médecine…) qui avait globalement atteint un niveau plus élevé que l'Occident[6]. Ce n'est qu'à partir des 17e – 18e siècles, moment où se produit en Europe la révolution scientifique, que dans les différentes disciplines l'Occident rattrape et dépasse la Chine[7]. Une « société traditionnelle » comme celle de la Chine ancienne a donc produit sur la nature, tout comme l'Occident, un important corpus savant de données empiriques[8] très éloigné de ce qui est décrit comme étant les « sciences traditionnelles » ésotériques. Le savant chinois, comme le savant occidental, observe, questionne, décrit, classe, analyse, dénombre, calcule, pèse, mesure, énonce, rectifie, critique, théorise, expérimente, débat, découvre, invente …  Une même rationalité est à l'œuvre[9].

On peut alors se poser la question de savoir pourquoi, dans l'ensemble des sciences chinoises, la médecine est la seule pour laquelle est affirmée une différence de nature, une altérité ou une incommensurabilité[10] par rapport à son équivalent occidental ? Il n’y a pas un astronome, un physicien ou un botaniste qui se réclamerait d’une astronomie, d’une physique ou d’une botanique chinoise traditionnelle inscrite dans la culture, la langue et la pensée chinoise et d’une altérité irréductible par rapport à leurs équivalents modernes, il n’y a plus que des médecins.

Les énoncés astronomiques, physiques ou botaniques traditionnels chinois ont simplement été incorporés dans la science universelle ou ont été éliminés au profit d'autres plus pertinents. C’est ce que Joseph Needham exprime par sa célèbre métaphore de la rivière de la science chinoise se jetant dans l’océan de la science moderne[11]. Historiquement, Needham décrit ainsi pour chaque discipline un point de dépassement, moment où l’Europe dépasse la Chine et un point de fusion moment où les versions chinoises et européenne d’une discipline ne font plus qu’une[12] (Figure 1). Si le point de fusion a été très rapidement atteint, en quelques décennies, pour les sciences fondamentales[13], il est plus tardif pour la botanique et, à l’évidence, n’a pas encore été atteint en médecine. C’est ce qui donne cette illusion d’altérité et d’incommensurabilité dans laquelle va se nicher l’ésotérisme.

Notons que la fusion des mathématiques, physique et astronomie se fait indépendamment de la pression impérialiste occidentale qui, bien sûr, n’existait pas à ce moment et qu’elle est menée par les savants chinois eux-mêmes. Karine Chemla observe ainsi que pour les mathématiques « il y a bien synthèse en Chine dès ce début de XVIème siècle, mais c'est le fait des Chinois »[14]. Loin de se sentir non concernée par les sciences occidentales ou de se réfugier derrière une altérité fondamentale, une communauté savante chinoise procède à une analyse critique et rationnelle pour progressivement aboutir à une fusion. Le même processus est enclenché par les médecins chinois dès la rencontre sur le terrain avec la médecine occidentale au XIXe siècle, constituant l’École de convergence sino-occidentale (Zhongxi huitong pai). À l’opposé d’être une soumission à l’Occident ou une réponse à une injonction politique du régime maoïste, la « scientifisation » de la médecine chinoise est un processus rationnel interne mené par une communauté savante tournée vers la réalisation de ses objectifs professionnels[15]

La particularité de la médecine

 Comme l'observe Needham, qui était biologiste, si la fusion n'a pas encore eu lieu en médecine c'est du fait de l'extrême complexité des phénomènes du vivant[16]. La fusion entre sciences chinoises et sciences occidentales s’effectue lorsqu’un consensus peut être établi au sein de la communauté savante. Cela a à voir avec la notion de preuve, et si la preuve est relativement facile à concevoir et à élaborer en astronomie ou en physique dans la précision de la prévision d’un phénomène, c’est autrement plus complexe en médecine. La médecine expérimentale ne s’établit que dans la deuxième moitié du XIXe siècle (Claude Bernard 1865). Les outils des neurosciences, essentiels dans la compréhension de l'acupuncture, tout comme les modalités de preuve en thérapeutique avec l’Evidence-Based Medicine n'apparaissent que dans le dernier quart du XXe siècle. Ces décennies marquent le passage d’une science jusque-là essentiellement spéculative quant à une analyse des phénomènes induits par l'acupuncture à une science véritablement expérimentale. Notons que c'est aussi le moment où s’affirme très ouvertement en France une acupuncture ésotérique antimoderne[17].

 La résurgence d’un ancien débat interne à la médecine occidentale

 En 1865, dans son « Introduction à l'étude de la médecine expérimentale », Claude Bernard s'interroge sur le fait que la méthode expérimentale soit développée dans toutes les sciences de la nature et non à ce moment-là en médecine et en biologie. Claude Bernard évoque pour ce retard, tout comme Needham pour la médecine chinoise, l'extrême complexité des phénomènes du vivant et le fait que d'un point de vue expérimental, la médecine est fortement dépendante des progrès des disciplines fondamentales. Mais Claude Bernard avance aussi le fait que la médecine concerne l’homme et ses croyances avec des implications idéologique et religieuses qui interfèrent fortement et parasitent le savoir scientifique. La biologie, la science de la vie, se trouve sur un terrain déjà occupé par la pensée religieuse et métaphysique qui oppose une forte résistance à la mise en question de ses dogmes. La médecine chinoise est en fait confrontée au même débat que la médecine européenne au XIXe siècle, celui de l’introduction de la méthode expérimentale telle qu’elle a été formulée dans les autres sciences. Ce sont les mêmes forces qui, à l'époque, s'y opposaient au nom d’un point de vue métaphysique sur la vie et l'homme qui, en Occident, se réinvestissent dans la médecine chinoise sous le couvert d'une altérité irréductible de la tradition.

 

 

 

Dr Johan Nguyen

192 chemin des cèdres

83130 La Garde

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Figure 1. « Schéma montrant les rôles respectifs de l'Europe et de la Chine dans le développement de la science œcuménique » (Needham J. Dialogue des civilisations Chine-Occident. Pour une histoire œcuménique des sciences. Paris: Éditions la Découverte. 1991. Page 293). Les point de dépassement (T) sont les moments où pour chaque discipline l’Europe dépasse la Chine et les points de fusion (F) les moments où les contenus des disciplines dans leur version chinoise et européenne d’une discipline ne font plus qu’un.  À partir de 1610 l’astronomie occidentale dépasse l’astronomie chinoise, la fusion se réalise en 1640, soit un écart de 30 ans entre dépassement et fusion.  On peut discuter les dates ou les notions elles-mêmes, mais il reste l’évidence centrale d’une convergence et d’une fusion des sciences occidentales et chinoises.

 

 

 

 

[1]. Nguyen J. Rompre avec le discours ésotérique dans notre champ professionnel : un impératif éthique. Acupuncture & Moxibustion. 2017;16(1-2):67-78.

[2]. Le terme couramment admis de « médecine traditionnelle chinoise » apparait pour la première fois en anglais dans un article du Chinese Medical Journal de 1955 pour désigner le corpus de savoirs et de pratiques de la médecine chinoise alors en cours d'institutionnalisation (Fu Lien-Chang. Why our western-trained doctors should learn traditional Chinese medicine. 1955;73(5):363-7). L'historien chinois Ma Kan-Wen est considéré comme le créateur de l’expression (Jewell JA, Hillier S. Kan-Wen Ma. BMJ. 2017. 356:j810). Le sens donné à « traditionnelle » est très éloigné d’un sens ésotérique.

[3]. Les « médecines traditionnelles » font référence à un point de vue anthropologique, ethnologique et sociologique et non à un questionnement médical et scientifique.

[4]. Faivre A. L'ésotérisme. Paris: PUF. 2007. Pages 98-101.

[5]. La discussion est classique par exemple dans l’évolution de l’alchimie vers la chimie. La chimie n’est pas l’antithèse, l’image en miroir de l’alchimie, elle en est le produit (Joly B. La frontière des sciences. Les Nouvelles d'Archimède. 2008;47:6-7).

[6]. L’œuvre de Joseph Needham, Science and Civilisation in China (1952-2003) est bien sûr centrale dans la mise en évidence de ce corpus scientifique.

[7]. Ce qui conduit à la « Grande question » de Joseph Needham : alors que les sciences chinoises étaient plus développées que leurs équivalents européens à l’époque médiévale, pourquoi la science moderne a-t-elle émergé en Occident et non en Chine ?

[8]. Dans le sens de « fondées sur l’expérience ».

[9]. « Le point de vue adopté ici suppose, cela va de soi, l’égalité de tous les hommes pour l’investigation des phénomènes naturels, la maitrise par tous d’un langage universel qui participe de l’œcuménisme de la science moderne et la reconnaissance que les sciences de l’Antiquité et du Moyen Age (malgré des traits culturels évidents) étaient concernées par le même monde physique que le nôtre, et, par conséquent peuvent être incluses dans la même philosophie naturelle œcuméniques. Needham J. Dialogue des civilisations Chine-Occident. Pour une histoire œcuménique des sciences. Paris: Éditions la Découverte. 1991. Page 296.

[10]. L’incommensurabilité est le fait pour deux réalités d'être sans rapport entre elles, d'être de nature différente. En épistémologie, le terme d'incommensurabilité est utilisé pour décrire le statut de deux paradigmes appliqués à une même science et dont la comparaison est impossible en raison de différences fondamentales dans leurs structures et les schèmes de pensée qu'ils introduisent.

[11]. « Par quelle métaphore décrire la manière dont les sciences médiévales de l'Occident et de l'Orient ont été subsumées en science moderne ? L'image qui vient naturellement à l'esprit de ceux qui travaillent dans ce champ est celle des fleuves et de la mer. Selon une vieille expression chinoise, « les fleuves font la cour à la mer », et l'on peut effectivement considérer les courants scientifiques anciens des diverses civilisations comme des fleuves se jetant dans l'océan de la science moderne. Celle-ci s'est constituée grâce aux apports de tous les peuples de l'Ancien Monde, a été sans cesse irriguée par eux, qu'il s'agisse de l'Antiquité grecque ou romaine, du monde arabe, ou des cultures de la Chine et de l'Inde ». Needham J. Ibid.  Traduit de Clerks and Craftsmen 1970.

[12]. Ce qu’il appelle la science œcuménique, science universelle.

[13]. « La fusion des mathématiques, de l'astronomie et de la physique d'Occident et d'Orient s'est opérée très vite après la rencontre des deux cultures. Dès 1644, à la fin de la dynastie Ming, on ne distinguait plus de différence sensible entre Chine et Europe dans ces domaines ; la coalescence était parfaite ». Needham J. Ibid.  Page 294.

[14]. Chemla K. Que signifie l'expression de "mathématiques européennes" vue de Chine ? in L'Europe mathématique, Goldstein C, Gray J Et Ritter J. Paris: Éditions de la Maison de l'homme. 1996:219-45.  

[15].  Anne Fagot-Largeault note que « l’émergence d’une médecine scientifique est un processus inhérent au développement de la médecine elle-même » (Fagot-Largeault A. L’émergence de la médecine scientifique. Paris: Éditions Matériologiques. 2012).  Il n’y a pas lieu de considérer que la médecine chinoise serait, on ne sait trop pourquoi, exclue du processus.

[16]. « On pourrait être tenté d’en déduire de tout cela et d’une façon tout à fait empirique une « loi d’oecuménogénèse » [d'universalité] établissant que, plus une science a pour objet la vie, plus la complexité des phénomènes auxquels elle s’intéresse est grande, plus l’intervalle entre le point de dépassement et de fusion est important Needham J. Ibid. page 294.

[17].  Nguyen J. 2017 ibid.

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