MÉRIDIENS, 1997 - N° 109

EDITORIAL

J'ai longtemps hésité à écrire sur des choses que j'avais connues ou côtoyées lors de mes années passées en Chine, de 1979 à 1986, de Pékin à Taichung via Canton et le japon. Elles semblaient difficiles à formuler; peu en accord avec l'intérêt du public ou bien susceptibles de prêter à confusion. Elles touchent pour l'essentiel au côté intérieur; certains diront "initiatique", de la tradition chinoise, dans ses connexions avec la médecine. je m'en serais tenu à cette discrétion si un maître de Daoyin (art de conduire le souffle vital) n'avait souhaité en 1993 me voir traduire et présenter en français une oeuvre qu'il venait de publier. La proposition me laissa d'abord sceptique, car j'ai peu de goût pour les travaux de l'esprit, lorsqu'ils n'engagent pas l'être tout entier. Mais je me rendis vite à l'évidence, par l'excellence des effets ressentis de cette pratique, qu'il y avait là un savoir précieux dont pourraient bénéficier un certain nombre de mes contemporains. je me mis donc à l'ouvrage, m'efforçant de pénétrer du mieux qu'il m'était possible les arcanes de cet enseignement. L'article que l'on trouvera dans ce numéro de "Méridiens" consacré à Chong mai fait partie du lot. j'espère qu'il satisfera le lecteur; me donnant ainsi des raisons de persévérer et de donner plus de renseignements sur l'inspirateur de ces lignes, ainsi que sur la filiation traditionnelle dont il se réclame.
Qu'il me soit permis en attendant d'insister sur cette question capitale d'un rattachement traditionnel effectif avec la Chine. Ce fil ténu qu'avaient su tendre dans les années 50 et suivantes, en prenant leur bâton de pèlerin, les émules de G. Soulié de Morant, s'est fortement relâché en France depuis vingt ans. Les vols intercontinentaux banalisés laissent trop facilement supposer qu'un voyage de quelques semaines, des vidéo-cassettes ou des études en chambre suffisent pour acquérir le Congfu de la Chine. Pure illusion! S'il n y avait qu'un seul message à faire passer aux jeunes générations, lesquelles seront demain en charge des destinées de notre discipline, ce serait justement de ne pas compter leur temps, et de rechercher avec ardeur la seule légitimité qui vaille en ce domaine :. celle qui s'acquiert sur le terrain auprès de maîtres qualifiés, dans le cadre de lignées reconnues.
La Chine est certainement l'un des derniers pays au monde à pouvoir transmettre une telle initiation de métier; avec tout ce que cela comporte de connaissances opératives sur les plans technique, psychique et spirituel. Rien n 'y est simple certes, mais elle peut répondre à la diversité des besoins et des tempéraments pourvu que, selon le précepte évangélique, chacun sache demander; chercher et frapper. A charge ensuite pour lui d'enchâsser au sein de sa propre civilisation, voire de sa propre tradition, la pierre précieuse qui lui aura été confiée. C'est donc à un renouvellement traditionnel que devrait tendre en cette fin de siècle l'acupuncture française, par ailleurs si remarquable par son dynamisme et ses travaux scientifiques.
Une autre remarque qu'appelle cet article sur Chong mai concerne le caractère chinois "Qi ". Je le traduis le plus souvent par "Energie ". C'est qu'en effet tout acupuncteur consciencieux observe quotidiennement, chez ses patients, des phénomènes de tremblements, de frissons, de réchauffement, de fou-rires ou le retour d'un regard clair et heureux, qui sont de toute évidence des phénomènes "énergétiques", au sens un peu flou mais somme toute bien commode, et en tout cas réaliste, que ce mot a pris de nos jours. Toutes ces énergies n'étant d'ailleurs que des particularisations du Souffle vital. Les termes "esprits vitaux" ou " force vitale " seraient convenables aussi, mais ils demanderaient une plus longue justification. Ce qui en revanche me parait discutable, dans le contexte médical et philosophal où nous entendons nous placer; c'est l'emploi systématique de termes abstraits comme celui de "Souffles". Parler de "Souffles" à tout propos, cela n'est guère sérieux et laisserait planer un doute sur la connaissance effective que nous possédons de notre art. L'expérience et l'efficace ne sont elles pas les seuls critères qui fondent en Chine la démarche authentique?
Je dirai enfin qu'à mon avis, la mouvance spirituelle occidentale qui est la mieux disposée à recevoir l'esprit du Taoïsme, est celle qui se fonde sur le concept de Sophia perennis, tel qu'il fut redéfini à notre époque par René Guénon et quelques autres. Les meilleurs connaisseurs de la philosophie antique conviennent désormais que les moyens qui nous permettent de parvenir à la paix intérieure et à la communion avec les autres hommes ou avec l'univers, ne sont pas illimités. Et que les modèles qui nous sont parvenus de l'antiquité, occidentale ou chinoise, correspondent à des attitudes permanentes et fondamentales, qui s'imposent à tout être humain dès lors qu'il cherche la sagesse(1). Ce n'est pas à dire que nous n'aurions à rectifier aucune des idées émises au cours de ce siècle au sein de ce courant de pensée. Par exemple celle qui voudrait que les méthodes employées par le Taoïsme soient particulièrement difficiles à suivre et peu compatibles avec les dispositions natives de l'homme occidental(2). Si celà est vrai pour certaines pratiques de l'alchimie intérieure, qui n'ont d'ailleurs jamais été destinées, en Chine même, qu'à une toute petite élite, ce ne l'est pas du tout pour celles du Daoyin, qui sont d'une remarquable adéquation à nos besoins et possibilités actuels. Mais de telles rectifications sont normales. La tradition n'est pas un fixisme, elle est plutôt une orientation du changement pour favoriser la liberté créatrice. Elle ne s'oppose, comme le rappelait Gustave Thibon, qu'à la liberté destructive. Puissent les pages qu'on pourra lire plus loin en rendre déjà un peu de la saveur mystérieuse.

Dr Jean-Claude DUBOIS

(1) Pierre Hadot -Qu'est-ce que la philosophie antique? Folio essais 1995 p. 419.
 (2) René Guénon -Aperçus sur l'ésotérisme islamique et le Taoïsme -les essais Gallimard, 1973, p. 120.