EDITORIAL
J'ai longtemps hésité à écrire sur des choses que j'avais
connues ou côtoyées lors de mes années passées en Chine, de 1979 à 1986, de
Pékin à Taichung via Canton et le japon. Elles semblaient difficiles à formuler;
peu en accord avec l'intérêt du public ou bien susceptibles de prêter à
confusion. Elles touchent pour l'essentiel au côté intérieur; certains diront
"initiatique", de la tradition chinoise, dans ses connexions avec la médecine.
je m'en serais tenu à cette discrétion si un maître de Daoyin (art de conduire
le souffle vital) n'avait souhaité en 1993 me voir traduire et présenter en
français une oeuvre qu'il venait de publier. La proposition me laissa d'abord
sceptique, car j'ai peu de goût pour les travaux de l'esprit, lorsqu'ils
n'engagent pas l'être tout entier. Mais je me rendis vite à l'évidence, par
l'excellence des effets ressentis de cette pratique, qu'il y avait là un savoir
précieux dont pourraient bénéficier un certain nombre de mes contemporains. je
me mis donc à l'ouvrage, m'efforçant de pénétrer du mieux qu'il m'était possible
les arcanes de cet enseignement. L'article que l'on trouvera dans ce numéro de
"Méridiens" consacré à Chong mai fait partie du lot. j'espère qu'il satisfera le
lecteur; me donnant ainsi des raisons de persévérer et de donner plus de
renseignements sur l'inspirateur de ces lignes, ainsi que sur la filiation
traditionnelle dont il se réclame.
Qu'il me soit permis en attendant
d'insister sur cette question capitale d'un rattachement traditionnel effectif
avec la Chine. Ce fil ténu qu'avaient su tendre dans les années 50 et suivantes,
en prenant leur bâton de pèlerin, les émules de G. Soulié de Morant, s'est
fortement relâché en France depuis vingt ans. Les vols intercontinentaux
banalisés laissent trop facilement supposer qu'un voyage de quelques semaines,
des vidéo-cassettes ou des études en chambre suffisent pour acquérir le Congfu
de la Chine. Pure illusion! S'il n y avait qu'un seul message à faire passer aux
jeunes générations, lesquelles seront demain en charge des destinées de notre
discipline, ce serait justement de ne pas compter leur temps, et de rechercher
avec ardeur la seule légitimité qui vaille en ce domaine :. celle qui s'acquiert
sur le terrain auprès de maîtres qualifiés, dans le cadre de lignées
reconnues.
La Chine est certainement l'un des derniers pays au monde à
pouvoir transmettre une telle initiation de métier; avec tout ce que cela
comporte de connaissances opératives sur les plans technique, psychique et
spirituel. Rien n 'y est simple certes, mais elle peut répondre à la diversité
des besoins et des tempéraments pourvu que, selon le précepte évangélique,
chacun sache demander; chercher et frapper. A charge ensuite pour lui
d'enchâsser au sein de sa propre civilisation, voire de sa propre tradition, la
pierre précieuse qui lui aura été confiée. C'est donc à un renouvellement
traditionnel que devrait tendre en cette fin de siècle l'acupuncture française,
par ailleurs si remarquable par son dynamisme et ses travaux
scientifiques.
Une autre remarque qu'appelle cet article sur Chong mai
concerne le caractère chinois "Qi ". Je le traduis le plus souvent par "Energie
". C'est qu'en effet tout acupuncteur consciencieux observe quotidiennement,
chez ses patients, des phénomènes de tremblements, de frissons, de
réchauffement, de fou-rires ou le retour d'un regard clair et heureux, qui sont
de toute évidence des phénomènes "énergétiques", au sens un peu flou mais somme
toute bien commode, et en tout cas réaliste, que ce mot a pris de nos jours.
Toutes ces énergies n'étant d'ailleurs que des particularisations du Souffle
vital. Les termes "esprits vitaux" ou " force vitale " seraient convenables
aussi, mais ils demanderaient une plus longue justification. Ce qui en revanche
me parait discutable, dans le contexte médical et philosophal où nous entendons
nous placer; c'est l'emploi systématique de termes abstraits comme celui de
"Souffles". Parler de "Souffles" à tout propos, cela n'est guère sérieux et
laisserait planer un doute sur la connaissance effective que nous possédons de
notre art. L'expérience et l'efficace ne sont elles pas les seuls critères qui
fondent en Chine la démarche authentique?
Je dirai enfin qu'à mon avis, la
mouvance spirituelle occidentale qui est la mieux disposée à recevoir l'esprit
du Taoïsme, est celle qui se fonde sur le concept de Sophia perennis, tel qu'il
fut redéfini à notre époque par René Guénon et quelques autres. Les meilleurs
connaisseurs de la philosophie antique conviennent désormais que les moyens qui
nous permettent de parvenir à la paix intérieure et à la communion avec les
autres hommes ou avec l'univers, ne sont pas illimités. Et que les modèles qui
nous sont parvenus de l'antiquité, occidentale ou chinoise, correspondent à des
attitudes permanentes et fondamentales, qui s'imposent à tout être humain dès
lors qu'il cherche la sagesse(1). Ce n'est pas à dire que nous n'aurions à
rectifier aucune des idées émises au cours de ce siècle au sein de ce courant de
pensée. Par exemple celle qui voudrait que les méthodes employées par le Taoïsme
soient particulièrement difficiles à suivre et peu compatibles avec les
dispositions natives de l'homme occidental(2). Si celà est vrai pour certaines
pratiques de l'alchimie intérieure, qui n'ont d'ailleurs jamais été destinées,
en Chine même, qu'à une toute petite élite, ce ne l'est pas du tout pour celles
du Daoyin, qui sont d'une remarquable adéquation à nos besoins et possibilités
actuels. Mais de telles rectifications sont normales. La tradition n'est pas un
fixisme, elle est plutôt une orientation du changement pour favoriser la liberté
créatrice. Elle ne s'oppose, comme le rappelait Gustave Thibon, qu'à la liberté
destructive. Puissent les pages qu'on pourra lire plus loin en rendre déjà un
peu de la saveur mystérieuse.
(1) Pierre Hadot -Qu'est-ce que la philosophie antique? Folio
essais 1995 p. 419.
(2) René Guénon -Aperçus sur l'ésotérisme islamique
et le Taoïsme -les essais Gallimard, 1973, p. 120.