Est
il possible de traiter par l'acupuncture une personne souffrant de boulimie ? Et
comment la soigner ? Alors que la boulimie n'est individualisée en tant que
syndrome psychiatrique que depuis 1979, comment la considérer selon la nosologie
traditionnelle chinoise ? Après un rappel de la boulimie selon les critères
diagnostiques occidentaux, ce travail permettra de faire un corollaire avec la
médecine chinoise et de donner des éléments de réponse.
1)
la boulimie selon la nosologie occidentale
Ce syndrome se caractérise par des
épisodes de prises alimentaires brutales, véritables passages à l'acte durant
lesquels la jeune fille ingère de grandes quantités d'aliments à forte densité
calorique, ces mêmes aliments qu'elle cherche habituellement à éliminer de son
alimentation, et cela en très peu de temps.
Sa prévalence est de 3 à 12 % dans la
population des femmes âgées de 16 à 25 ans, selon les critères diagnostiques de
la DSM IV. Dans 10 à 20 % des cas traités, il s'agit d'un sujet de sexe
masculin. Le début des symptômes se situe entre 16 et 21 ans. Mais ils sont
longtemps dissimulés à l'entourage et la première consultation n'a lieu que
quelques années plus tard, en moyenne entre 22 et 24 ans (1).
I.
Accès boulimique
1. Description clinique
Un moment d'ennui, un conflit familial, une angoisse,
l'éminence d'une décision ou d'un examen, une irritabilité et toute situation
générant des tensions sont propices à la survenue d'un accès, le plus souvent en
fin de journée, à la place ou à la suite d'un repas, parfois la nuit, surtout si
la patiente est seule chez elle. Ce besoin impérieux de manger n'est pas
toujours lié à une sensation de faim, même si celle-ci peut en être parfois le
déclencheur.
Il
faut alors trouver de la nourriture immédiatement accessible car l'accès surgit
impulsivement après une courte lutte que la patiente sait perdue d'avance. Elle
s'y est d'ailleurs préparée en achetant, ou en volant au préalable de la
nourriture choisie parmi celle dont elle se prive habituellement en raison de sa
richesse calorique : chocolat, pâtisserie, charcuterie, fromage, etc. Il peut
même s'agir d'aliments froids, voire congelés, mangés tel que, non
réchauffés.
Elle engloutit très
vite, et non sans une certaine volupté une quantité énorme d'aliments, 3500
calories en moyenne et parfois jusqu'à 15000 calories, ne tenant compte ni de leur goût, ni de
leur odeur, ni de leur saveur, sans même les mâcher, à la hâte. Elle ne peut
s'arrêter tant qu'il reste des aliments à consommer, tant que la réplétion
gastrique reste possible et que personne ne la dérange.
La
fin de l'accès se manifeste par un malaise physique et psychique avec des
douleurs abdominales, une sensation d'épuisement et d'étouffement, un état de
torpeur, un vécu de dépersonnalisation. La patiente est en même temps assaillie
par des sentiments de honte, de culpabilité, de remords et des auto-reproches.
Mais cette souffrance intense est passagère et très vite les accès
boulimiques reprennent.
Ils
surviennent habituellement 1 à 2 fois par semaine, parfois plus, jusqu'à une
quinzaine par jour. Ces accès surviennent par périodes de plusieurs mois ou
semaines avec des intervalles libres de durée variable.
2. Signes associés et stratégies
de maintien du poids
La peur intense de
grossir conduit ces patientes à avoir recours à de nombreuses manœuvres pour maintenir un poids
acceptable. Leur efficacité explique et facilite sans doute la pérennisation de
ces conduites boulimiques. Ainsi,
les vomissements provoqués
immédiatement après l'accès, surviennent à la longue spontanément. Bien souvent
ils entraînent une reprise de l'accès boulimique si de la nourriture est encore
disponible.
Ces patientes s'imposent, entre
les accès, des règles diététiques sévères, parfois un véritable jeûne, en
s'interdisant précisément les aliments absorbés lors des accès. Ces périodes de
restriction alimentaire, de durée
variable, contribuent à des fluctuations pondérales souvent
importantes.
Ces femmes ont recours aussi à des
médicaments anorexigènes (lorsque la prescription médicale était libre), des laxatifs ou des diurétiques. Elles
s'exposent ainsi à des risques de déséquilibre métabolique dont elles nient la
réalité et la gravité.
Elles
ont une hyperactivité physique : les
intenses efforts physiques, la gymnastique, le jogging, la natation à outrance
etc., surtout lors des périodes de restriction alimentaire, ont pour but avoué
d'éliminer des calories supplémentaires.
L'image
de leur corps
les préoccupe énormément et c'est pourquoi elles passent beaucoup de temps à se
peser, et à remonter sur la
balance, à vérifier à nouveau. Mais on ne retrouve pas là, la distorsion massive
de la perception de l'image du corps telle qu'elle apparaît dans l'anorexie
mentale.
Et
malgré tout cela, le poids est le plus souvent normal, critère exigé dans la
définition de la boulimie ou quelque fois un peu au dessous des
normes.
II.
Complications somatiques
Rares, elles concernent surtout les patientes qui vomissent et peuvent être une circonstance de découverte de la boulimie que l'on s'efforce de dissimuler. Ainsi, on peut observer au niveau du tractus digestif :
-
une hypertrophie bilatérale des glandes salivaires qui concernent les parotides
et les sous-maxillaires,
-
une stomatite avec ulcération douloureuse du pharynx et de la cavité
buccale,
-
une érosion de l'émail dentaire avec des caries, des
gingivites,
-
des lésions œsophagiennes avec reflux gastro-oesophagien et syndrome de Mallory-Weiss,
-
une gastrite avec hématémèse,
-
exceptionnellement, une dilatation aiguë de l'estomac caractérisée par des
douleurs
abdominales, des nausées, un ballonnement, un météorisme et un arrêt du
transit. Mais cette dilatation peut être grave et évoluer vers la rupture
gastrique si le gavage est important et réalisé en un temps très
bref.
On
observe aussi des troubles métaboliques
et hydroélectrolytiques : hypokaliémie, déshydratation extracellulaire,
alcalose métabolique sont les complications prévisibles et habituelles des
prises de laxatifs, de diurétiques ou des vomissements.
Les troubles du cycles menstruel à type
de dysménorrhée, d'aménorrhée ou de
méno-métrorragies, témoin d'une dysrégulation de l'axe
hypothalamo-hypophyso-ovarien, sous l'influence des troubles psychiques, sont
retrouvés dans 30% des cas.
III. Formes cliniques de la
boulimie
1. Selon le type (DSM
IV)
A côté de la boulimie avec vomissements provoqués ou prises de
purgatifs par l'emploi abusif de
laxatifs, de diurétiques ou de lavements, il existe aussi une boulimie sans
vomissements ni prise de purgatifs qui se caractérise par d'autres comportements
compensatoires inappropriés tels que le jeûne ou les exercices physiques
excessifs et ceci pendant la crise boulimique.
2. Formes
associées
Très hétérogènes, elles montrent que les comportements boulimiques sont ancrés dans des pathologies psychopathologiques variées, " état limite " de type névrotique ou schizoïde.
La
boulimie " véritable toxicomanie sans drogue " est souvent associée à d'autres conduites
d'addiction :
- une automédication avec des
psychotropes (psychostimulants, tranquillisants ou hypnotiques), risquant
d'induire une pharmacodépendance ;
-
l'alcoolisme, soit sous forme
chronique, soit sous celle d'ivresse aiguë ;
- des pratiques délinquantes tels que les vols d'argent, de nourriture qui, comme l'accès boulimique, ont bien les mêmes caractères d'impulsivité et de compulsion.
Des troubles psychopathologiques peuvent
être associés :
- l'anxiété peut être diffuse et
permanente ou apparaître sous forme de crises aiguë d'angoisse, comme l'agoraphobie. Mais ces manifestations
hétérogènes tendent à se focaliser peu à peu sur le poids et l'alimentation ;
- un fond dépressif est souvent observé, bien
au-delà de l'accès boulimique. Ce syndrome dépressif doit être distingué des
moments dépressifs brefs qui font suite à l'accès boulimique et avivent des
sentiments de honte et de culpabilité.
La stratégie de restriction alimentaire
protège la plupart des patientes boulimiques. Parfois, cela ne suffit plus et
cela conduit alors à une obésité durable. Mais la boulimie peut apparaître aussi
chez des sujets obèses, lorsque ceux-ci s'engagent dans un régime de
restriction
alimentaire.
IV.
Évolution
On ne connaît pas bien l'évolution de la boulimie en raison de
l'individualisation récente de ce syndrome par Russel en 1979. On sait que c'est
plutôt imprévisible. Toutefois on peut observer que le syndrome boulimique peut
disparaître spontanément à l'occasion d'un événement ou d'un changement
existentiel important. Mais cette éventualité est de moins en moins probable au
fur et à mesure que le syndrome devient chronique et entre dans une composante
centrale du fonctionnement psychique. À la longue, il contribue à un appauvrissement des échanges sociaux et
des investissements.
Si l'épisode boulimique survient dans le
cours évolutif d'une anorexie mentale comme c'est souvent le cas, il n'est pas
pour autant un facteur de gravité du pronostic. Le syndrome boulimique marque
plutôt un tournant évolutif et peut être considéré comme le signe d'un
remaniement des défenses face aux pulsions. Il a même à ce titre une valeur positive si,
au cours du traitement, il permet à la patiente de prendre conscience de sa vie
pulsionnelle jusque-là niée et réprimée, et par la voie de la " libre
association " d'accéder à ses conflits inconscients. La survenue de l'épisode
boulimique n'impose pas de modification du cadre thérapeutique préalablement mis
en place.
L'évolution de la boulimie semble
néanmoins sévère comme l'indique la fréquence des tentatives de suicide qui
serait plus importante que dans l'anorexie mentale.
V.
Facteurs étiopathogéniques
Les
études épidémiologiques ont montré, comme pour l'anorexie mentale, que les facteurs socioculturels jouaient un rôle
certain. En effet, notre société valorise actuellement la maîtrise du corps et
la compétition de tous les instants.
Aucune recherche n'a encore fait la
preuve de l'existence d'un dysfonctionnement neurophysiologique.
Plusieurs systèmes de neuromédiateurs sont impliqués dans les troubles des
conduites alimentaires : la voie sérotoninergique, et la voie dopaminergique.
L'hypothèse hyposérotoninergique est avancée dans la boulimie. Par contre la
voie sérotoninergique, voie dite du plaisir concernerait davantage les troubles
des conduites alimentaires, surtout l'anorexie.
Les facteurs psychopathologiques semblent
déterminants comme pour les conduites addictives, qu'ils soient individuels ou
familiaux. Ainsi deux grandes conceptions psychodynamiques se complètent dans
les facteurs individuels. La première est centrée sur le conflit pulsionnel au
sein du sujet avec l'évitement de la sexualité génitale qui s'accompagne d'un
déplacement des représentations génitales sur la sphère orale, les conduites
alimentaires se trouvant érotisées. La deuxième hypothèse est centrée sur les
failles narcissiques de la personnalité et la fragilité identitaire. La
compréhension doit s'axer sur les conduites adoptées en réponse à un traumatisme
pubertaire.
Les
facteurs psychopathologiques familiaux qui agissent en interaction avec les
facteurs individuels dans la genèse des troubles ont pour origine une
organisation de la personnalité du futur boulimique pendant la petite enfance,
qui est fonction de celles des parents. Ainsi, les mères sont dominantes dans le
couple alors que les pères sont décrits comme effacés. Le fonctionnement
familial est marqué par un repli face au monde extérieur et l'évitement des
conflits internes. L'impulsivité caractérise les familles des
boulimiques.
VI.
Critères diagnostiques de la boulimie (DSM IV 1994)
Les
principaux critères diagnostiques de boulimie sont :
-Survenue récurrente de crises de boulimie, c'est à dire :
-
absorption en une période de temps limité (par exemple moins de 2 heures) d'une
quantité de nourriture largement supérieure à celle que la plupart des personnes
absorberait en une période de temps similaire et dans les mêmes circonstances.
Ceci doit s'accompagner d'un sentiment d'une perte de contrôle sur le
comportement alimentaire pendant la
crise (par exemple sentiment de ne pas pouvoir s'arrêter de manger ou de ne pas
pouvoir contrôler ce que l'on mange ou la quantité que l'on mange).
- Il existe des comportements
compensatoires inappropriés et récurrents visant à prévenir la prise de poids,
tels que vomissements provoqués, emploi abusif de laxatifs, diurétiques,
lavements ou autres médicaments,
jeûne, exercices physiques excessifs (jogging, gymnastique).
-
les crises de boulimie et les comportements compensatoires inappropriés
surviennent, en moyenne, au moins 2 fois par semaine pendant 3
mois.
-
L'estime de soi est influencée de manière excessive par le poids et la forme
corporelle.
-
le trouble ne survient pas exclusivement pendant des épisodes d'anorexie
mentale.
VII. Approche thérapeutique de la boulimie
Elle est difficile en raison de
l'ambivalence de ces patientes. Diverses méthodes non exclusives les unes des
autres peuvent être envisagées, tenant compte surtout du niveau de la demande
d'aide de la patiente.
1.
Méthodes thérapeutiques centrées sur le symptôme
:
- les thérapies cognitivo-comportementales reposent sur une analyse des représentations conscientes qui déclenchent l'impulsion boulimique et qui convainquent la patiente de son incapacité d'en changer le cours. Le praticien travaillera sur les informations nutritionnelles, les stratégies de contrôle de poids avec auto-observation à l'aide d'un carnet alimentaire, et les techniques de déconditionnement et d'exposition aux aliments ;
- les thérapies de groupe réunissent des
patients boulimiques afin de rompre leur isolement et de favoriser leur
engagement dans leur traitement. Pourront y être associées les thérapies
corporelles utilisant la relaxation, les massages ou bains ;
- les traitements antidépresseurs sont
utiles dans les phases dépressives. Mais ils doivent être prescrits avec
prudence pour éviter les risques d'absorption massive lors des accès
boulimiques. Les antidépresseurs inhibiteurs de la recapture de la sérotonine
sont les plus intéressants mais sans efficacité directe sur les troubles des
conduites alimentaires. De plus, l'échappement au traitement s'observe après
quelques mois. Récemment, une équipe de l'université du Minnesota a montré une
amélioration significative de 29 boulimiques chroniques sévères par
l'administration d'ondansetron, une molécule antagoniste active périphérique des
récepteurs 5-HT3 à la sérotonine, molécule utilisée sur les vomissements induits
par la pratique de radio ou chimiothérapie (2).
- l'hospitalisation est rarement
indiquée sinon lors d'une dépression sévère, lors d'un problème métabolique ou
d'une complication somatique mais aussi pour préparer l'engagement du patient
dans un traitement ambulatoire.
2.
Méthodes thérapeutiques centrées sur la personnalité
:
Ce sont essentiellement les psychothérapies d'inspiration psychanalytique. Mais elles n'ont de sens que si la patiente est devenue consciente qu'un arrière-plan psychique gouverne ses comportements, qu'elle en souffre et qu'elle soit déterminée à les élaborer. La psychothérapie sera de soutien.
3.
Méthodes thérapeutiques centrées sur l'entourage familial
:
La
dépendance de ces patientes à leur entourage justifie bien souvent une approche familiale complémentaire.
Donc on essaiera de soutenir le processus de
séparation-individualisation.
Indications : chaque traitement suit
une progression particulière. Plus que le traitement lui-même, c'est son
adhésion qui importe et la détermination de la patiente à changer, c'est-à-dire
à se séparer d'un symptôme très investi.